A quoi rêvent les étudiants en 2028 ?
Nous sommes en 2028, le monde a connu trois autres épidémies depuis la crise du COVID-19 en 2020, deux changements de Présidents américains, et une tentative de réintroduction de la Grande-Bretagne dans l’Union Européenne. La notion de « donnée personnelle » ne veut plus rien dire, tout le monde possède des puces dans le cerveau, les GAFAM n’ont jamais été aussi obèses à force de consommer notre vie privée, et les tentatives européennes de régulation des données ont misérablement échoué, mises à terre par le manque de moyens et la corruption politique.
En 2028, depuis l’époque où je vous parle, moi, Charlotte Broxyd, j’ai réussi à survivre à ce climat de folie. Aujourd’hui j’ai vaillamment terminé mes études dans le Master 2 des Sciences de la Propagande et la Communication, parcours Usages du Numérique, Innovation, Communication, dispensé à l’Université Paris 2 Panthéon Assas.
Rien à voir avec l’enseignement mené il y a sept ans. Puisque toutes les épidémies nous ont dissuadé de mettre un pied dehors, les cours magistraux sont à distance, les amphis sont vides, les examens se font à distance et seuls quelques fous (profs et élèves) se déplacent pour les TD. Pour s’adapter à ce contexte inédit, Paris 2, qui n’est pas avare de moyens, en témoigne son plafond de led à l’entrée, a doté ses étudiants de la dernière technologie en date. Elle a gracieusement fourni à tous ses étudiants un assistant scolaire intelligent développé par Apple, qui une fois activé, permet de voir l’hologramme du prof en miniature, sur sa table de chevet. L’enseignement n’avait jamais pénétré aussi loin dans l’intimité de nos vies. Star Wars avait simplement quelques années d’avance.
Notre carte d’étudiant, munie d’un système de communication en champ proche (Near Field Communication) est le sésame qui nous permet d’assister virtuellement aux cours. Il suffit de l’approcher du socle, lui-même muni d’une puce, et notre session se déverrouille. Pour vérifier que personne n’a usurpé notre identité, l’assistant intelligent procède à un scanner de notre pupille avant chaque cours. Pour être honnête, cet assistant scolaire intelligent est une vraie plaie. Une sorte de maman poule doublé d’un pion grognon. Le matin, sa voix inclusive, fondée sur les recherches de la voix Q, ni féminine, ni masculine, me réveille de sa voix suave comme un yaourt à la vanille de synthèse : « Charlotte Broxyd, votre cours avec Jacques-André Finès Schlumberger commence dans une heure, il est temps de vous réveiller, de manger vos céréales bioniques, de prendre votre douche désinfectante » etc.
À côté de l’hologramme, notre assistant active un petit écran interactif qui nous permet de télécharger les supports de cours, de poser des questions à l’enseignant, de faire nos recherches sur Google + , de dicter nos cours etc. La pédagogie 4.0 est tout de même plus agréable avec un mini prof en hologramme devant nos yeux. Pour éviter nos fuites d’attention, l’assistant scolaire bloque toutes les recherches sur Internet en dehors des recherches demandées par nos professeurs.
On pourrait penser que le prof s’ennuie, comme à l’époque où tout le monde utilisait Zoom et qu’aucun étudiant n’allumait sa caméra. Que nenni, cette douce époque de fraude est révolue. Nos réactions, nos visages, sont également retransmis à l’enseignant via le même système d’hologramme. Pas de droit à l’erreur, nous aussi on doit maintenir le show comme les rediffusions de Johnny Hallyday au Zénith.
Et en ce qui concerne la vie sociale, me direz-vous ? Parce que tout le monde se souvient, il y a sept ans, de l’affreuse condition psychologique des étudiants et des employés en télétravail : plus de fête, plus de concert, plus d’association étudiante, plus d’alcool, plus de french kiss sans masque chirurgical ! La sensualité était aseptisée, on se regroupait entre amis sans savoir quel serait celui d’entre nous désigné par le doigt fatal du COVID-19 ou de la peste ragondine (celle qui est arrivée en 2023). Tous les étudiants vivaient dans l’incertitude du lendemain et dans la peur exacerbée d’autrui.
Aujourd’hui il est plus facile d’avoir 20 ans en 2028 que d’avoir 20 ans en 2020. Et pour cause, le gouvernement s’est hâté de développer des technologies pour faciliter nos vies. Par exemple, quand je sors, je chausse mes lunettes connectées au LiFi de Paris. Un mal pour un bien : on est toujours traqués mais on est traqués de manière écolo grâce à la lumière du soleil. C’est Pannick Jadot, le maire de Paris, qui doit être content. Le LiFi me permet de mettre en marche le petit GPS intelligent qui calcule en temps réel mon itinéraire le plus court pour me rendre à la remise de mon diplôme. Sur les verres de mes lunettes s’affiche mon parcours : des flèches s’affichent sur l’écran transparent pour que je puisse emprunter le parcours le plus rapide, le moins bondé.
Grâce à la récupération des données de santé sur les applications connectées ou les puces des passants, je peux aussi savoir d’emblée lesquels sont infectés, porteurs sains, asymptomatiques ou négatifs. Les statuts négatifs sont de plus en plus rares : mon dernier date sur TindIX affichait « négatif » sur son profil, ce qui s’est avéré être une fraude monstrueuse par la suite. Dès que je l’ai scanné, je me suis rendue compte que ce joli garçon était simplement asymptomatique, et que sa mère et sa sœur avaient fait une rechute de la peste ragondine il y a peu. Puisque l’AP-HP a dématérialisé les fichiers de ses patients, beaucoup d’informations médicales sont accessibles si on sait fouiller un peu. J’ai largué le gars en prétendant être allergique au CBD qu’il prenait pour se détendre (le pauvre). Bref, on peut toujours frauder sur son compte TindIX, mais on peut frauder moins longtemps.
Je passe dans la rue Vavin : le restaurant de burritos bio-bobo propose désormais à tous ses clients de payer en bitcoin, grâce au NFC et ça marche plutôt bien. Toutes les banques sont désormais partenaires de ce système de paiement. Elles ont de plus développé tout un pan de leur entreprise dédié à la gestion du bitcoin. Les paiements en liquide se font de plus en plus rare mais la transition n’a pas été si simple, il y a eu quelques effondrements d’économies nationales en peu de temps.
Au fur et à mesure que je passe devant les vitrines de la rue, des publicités ciblées s’adressent à moi sur leur devanture, ou apparaissent directement sur mes lunettes, grâce au display banner. Chacun y va de sa réclame pour essayer de me faire consommer à tout prix. Devant le magasin de lunettes : « Charlotte, venez essayer nos lunettes vintage 2020 dans notre boutique digitale, un goût du monde d’avant sur votre nez » ; devant le traiteur chinois : « Charlotte, ne passez plus vos soirées seule : les rouleaux de printemps se mangent toujours par deux » (les données de TindIX sont aussi récupérées par le réseau du traiteur) ; devant le magasin de vêtements : « Peur de la peste ragondine ? Charlotte, venez tester l’essayage virtuel de notre nouveau cardigan en réalité augmentée et achetez-le une fois convaincue ! ». Agacée par toutes ces fenêtres pop-up qui m’empêchent de voir qui est malade ou pas, j’active la fonction « adblock » sur mes lunettes, même si les écrans des magasins continuent de se prostituer devant mes yeux.
Dans le jardin du Luxembourg, des jardiniers autonomes alimentés par l’énergie solaire et développés par Tesla et une firme japonaise, s’occupent des pelouses avec toute la poésie dont leurs bras mécaniques sont capables. Dotés d’un GPS, ces jardiniers roulent aisément dans les allées du Jardin et constituent une source d’étonnement touristique sans cesse renouvelée, malgré les quelques scandales de caniches écrasés et d’enfants amputés d’un doigt. Chaque fleur, plante ou arbre est équipée d’une puce microscopique qui communique en permanence avec le jardinier et lui délivre toutes les informations sur son état de santé. Grâce au Beacon, des visites guidées semi-autonomes du Jardin sont accessibles aux touristes. Le Beacon envoie des informations au casque de visite guidée et permet de baliser certains aspects les plus marquants de ce fleuron français, comme la fontaine Médicis par exemple.
En remontant la rue d’Assas, une voiture Tesla dernier cri stationne devant la fac et un étudiant en droit en sort, équipé de lunettes comme les miennes, qui affichent cette fois les pages du Code Pénal sous ses yeux. Les révisions de dernière minute, ça n’a pas changé…
Je scanne ma carte d’étudiant à l’interface automatisée, qui crachotte de sa voix inclusive : « Bienvenue Charlotte Broxyd, votre remise du diplôme est en salle 005, dans le sous-sol. Lavez-vous les mains avant de rentrer ». J’oublie de préciser que je suis entièrement vêtue d’une combinaison, avec gants et masque, enduite d’enzymes qui détruisent les bactéries de l’air ambiant. Il existe plus seyant pour une remise de diplôme. Dans le hall d’entrée les led clignotent toujours, les quelques étudiants présents pour leur TD continuent de manger les muffins du Crous à 1,80 bitcoin (c’est cher !) et les assistants nettoient tout seuls le sol, en se heurtant parfois aux pieds des canapés. Puisque je suis arrivée en avance, je me dirige dans le self et je scanne le QR code d’un muffin avec ma montre connectée (elle me donne l’heure, prend des photos époustouflantes, fait des recherches sur Google + sans me prévenir, affiche mes performances sportives, me permet de tricher durant les contrôles, de télécharger la dernière chanson d’Aya Nakamuraïe dans mes écouteurs, de téléphoner à ma mère, de dépenser mes bitcoins pour n’importe quel caprice… Bref, c’est toute ma vie cette montre connectée). Le QR code que j’ai scanné me permet de décortiquer le muffin sous toutes ses coutures : trop gras, trop sucré, la farine vient des Etats-Unis, le sucre vient du Chili, le chocolat vient de Guinée, les œufs sont recomposés et des enzymes appétantes me rendront complètement addicte. Tant pis, je le prends quand même.
Alors que je paye en bitcoin grâce au NFC présent sur ma montre, une amie du Master 2 « Propagande et Journalisme » s’avance vers moi. Annix est une grande blonde qui fait partie du même groupe de sport que moi (Défense en Zone Urbaine, DZU) et de la même association étudiante à Assas, « La Propa », qui favorise les échanges entre Assas et Russie, la Chine et la Corée du Nord. Si les réunions plénières, les Assemblées Générales en présentiel sont fortement déconseillées, « La Propa » maintient ses séances grâce aux hologrammes.
— Alors Charlotte, satisfaite de ton projet de fin d’année ?
— Annix! Oui, on a finalement réussi à développer une petite application qui te permet de voir ton empreinte écologique sur ton environnement. C’est une sorte de jeu : quand tu ne prends pas ta douche désinfectante le matin, tu perds 15 points. En revanche, si tu largues ton mec parce qu’il est atteint de la peste ragondine, tu en gagnes 30 etc. Il y a des statuts et des récompenses, ça plaît beaucoup à nos utilisateurs tests !
— Impressionnant ! Nous on a réussi à développer une application de formation à destination de tous les futurs fabricants de fake news, comme moi. Grâce à des exemples et des exercices pratiques tu arrives à la fin à créer une fake news parfaite, à la relayer, à lui faire prendre de l’ampleur etc. C’est une sorte de DuoLinguo, mais pour les fake news !
Je félicite Annix, assiste à la cérémonie de remise de diplômes avec les enseignants et les copains en blouse. On prend des photos en 3D, on boit du champagne bio et on compare nos scores sur TindIX. On parle de la vie d’après le Master, la vie professionnelle, qui sera moins drôle mais plus rentable. On ne parle pas de l’avenir ni des rêves parce qu’en 2028, toutes les machines prédisent nos désirs, tous les assistants rêvent à notre place, toutes nos failles sont comblées et colmatées. L’être humain est devenu une grande machine génératrice de données, prévisible et stable. Les étudiants, à part les décroissants et les rebelles des campagnes, n’ont plus la force de contester un système hyper-connecté. Le peuple est nourri, le peuple est diverti, la France est calme et en paix. La vie est belle en 2028.
Date de dernière mise à jour : 09/03/2021
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