La cryogénisation, tombeau ou berceau ?
N’avez-vous jamai?s rêvé de pouvoir voyager dans le temps ? Ne vous êtes-vous jamais révoltés contre votre éphémère condition de mortel ? N’avez-vous jamais espéré qu’un de vos proches puisse guérir d’une maladie incurable ? N’êtes-vous pas curieux de connaître votre descendance ?
L’être humain possède mille et unes bonnes raisons de vouloir se jouer, encore et toujours, de la Grande Faucheuse. Là où les siècles anciens recherchaient leur salut dans la momification ou la pierre philosophale, la cryogénisation est aujourd’hui l’un des moyens actuels dont dispose l’homme pour espérer ressusciter un jour. Le mot suscite autant d’espoirs que de craintes dans l’imaginaire collectif. Car, plus qu’une innocente méthode de conservation ou qu’une simple avancée scientifique dans le domaine de la physique, la cryogénisation est bel et bien une pratique qui ne va pas de soi : on ne pourrait abolir impunément l’ultime limite qui définit notre condition de mortel… Retenez votre souffle, voici un tour d’horizon des contrées glacées et glaçantes de la cryogénisation !
Première station : petit voyage étymologique au pays de la Grèce antique.
Le mot est formé à partir deux radicaux grecs : « krios » qui signifie le froid, et « genos » qui exprime l’idée de production, de formation, de naissance. La cryogénisation, c’est donc la conservation d’êtres humains ou animaux morts à de très basses températures dans l’espoir de les ramener un jour à la vie.
Deuxième station : la cryogénisation, une boîte à fantasmes.
Pouvoir ressusciter, atteindre l’immortalité, se jouer de la mort, sont des motifs ancrés dans l’imaginaire collectif depuis la nuit des temps et constituent les grandes tentations de notre psyché humaine. La cryogénisation est de ce fait un terrain fertile à l’imagination dont la science-fiction et la création artistique s’emparent aisément. Pour ne citer qu’eux, on peut convoquer la fantasque histoire d’Hibernatus, Alien le Retour, La guerre des étoiles épisode V, Demolition Man, Avatar… Tous ces films mettent en scène des personnages qui ont été congelés bon gré, mal gré, à l’instar d’Han Solo, ou plongés dans un sommeil cryonique pour des raisons scientifiques comme dans les réalisations de James Cameron. Néanmoins, pour les besoins de la fiction, tous ces personnages ont été congelés vivants alors que la cryogénisation actuelle requiert la mort de son patient !
Troisième station : quand la science s’empare du rêve
C’est le transhumaniste américain Robert Ettinger qui jette les bases de la cryogénisation grâce à son livre écrit en 1962, The prospect of immortality. Le livre et les idées d’Ettinger connaissent un grand succès notamment aux États-Unis car les Américains sont propriétaires de leur corps et peuvent donc en disposer comme bon leur semble. Le premier homme à être cryogénisé est l’Américain James Bedford, atteint d’un cancer du rein, en 1967.
D’une manière plus générale, les premiers essais datent des années 1970 et se popularisent dans les années 1980 et 1990 où l’on voit de plus en plus de films aborder ce sujet.
Sur le Vieux Continent, le docteur français Raymond Martinot décide en 1984 de construire un réfrigérateur dans la cave de sa maison pour sa femme décédée et lui-même. L’affaire atteint des proportions macabres et romanesques lorsque leur fils se rend compte, après le décès de son père, d’une panne dans le système de réfrigération : la température s’était élevée autour d’une vingtaine de degrés et les corps avaient commencé à se décomposer !
Enfin, en 2016, la justice britannique autorise la cryogénisation d’une jeune fille de quatorze ans atteints d’un cancer en phase terminale.
Quatrième station : Concrètement, comment ça marche ?
La cryogénisation doit avoir lieu dans les six heures qui suivent la mort afin d’éviter une mort cérébrale. Pendant ce temps, le cœur est ventilé artificiellement. Les veines sont ensuite ouvertes ; le corps est vidé de son sang ; on injecte un liquide antigel dans les artères pour éviter la formation de cristaux qui endommageraient trop sévèrement les cellules du cadavre et empêcheraient son possible retour à la vie. Enfin, le corps est conservé tête en bas dans un cercueil rempli d’azote liquide à -196°Celsius.
Cinquième station : tour d’horizon des Pyramides modernes
Il existe trois instituts qui proposent des services de cryogénisation : deux sont américains et le dernier est russe. Le « Cryonics Institute » a été fondé en 1976 au Michigan par Robert Ettinger. L’ « Alcor Life Extension Foundation » a été fondé en 1972 en Californie par Robert et Linda Chamberlain. Il compte aujourd’hui 172 patients qui hibernent tranquillement dans leur tombeau liquide. Enfin, sur le Vieux Continent, le Kriorus est le plus jeune puisqu’il a été fondé en 2003 à Moscou par Danila Medvedev. Il héberge 71 personnes et 36 animaux de compagnie.
Voici une vidéo qui nous montre les coulisses de l'institut Kriorus, en 2016:
Sixième station : Combien faut-il monnayer la mort pour qu’elle nous laisse vivre ?
Hé oui, la cryogénisation est un service payant ! Le Cryonics Institute se vante d’avoir les prix les plus accessibles notamment grâce à un système d’assurance-vie qui se paie jusqu’à la mort : l’opération est plutôt rentable puisqu’un individu d’âge moyen et en bonne santé ne paiera « que » 30 $ par mois jusqu’à sa mort pour rembourser sa cryogénisation complète. En outre, deux techniques de cryogénisation sont possibles : tout le corps de la tête aux pieds ou juste une décapitation pour ne conserver que la tête dont on estime qu’elle est le support intellectuel et psychologique de votre identité.
Septième station : Mais pourquoi vouloir être cryogénisé ?
Les motivations des personnes qui jouent à la roulette russe et américaine de la cryogénisation sont multiples : rajeunir, guérir d’une maladie qui est pour l’heure incurable, voyager dans le temps et même dans l’espace ! La NASA travaille actuellement à un projet de sommeil cryonique pour envoyer ses astronautes dans l’espace pendant de très longs voyages…
En 2015, Futuremag et Arte ont interrogé Torsten Nahm, un mathématicien qui veut être cryogénisé pour les raisons qu'il expose dans cette vidéo:
Huitième station : La cryogénisation, péché d’orgueil par rapport à la création divine ?
La cryogénisation pose de nombreux problèmes d’ordre religieux notamment dans les pays dont l’histoire est fortement imprégnée de protestantisme (aux États-Unis) ou d’orthodoxie (en Russie). Les trois instituts possèdent tous un onglet « religion » sur leur site web qui leur permet d’adoucir les craintes liées à cette pratique. Elle est présentée comme une forme étendue de la médecine et ne prétend en aucun cas remettre en cause la création divine : tout bien considéré, la mort ne serait qu’une sorte de carie qu’il serait idiot de laisser prospérer… Le Cryonics Institute s’appuie notamment sur la réponse du théologien chrétien Warnick Montgomery qui s’est prononcé en faveur de la cryogénisation en 1969 : cette pratique n’est pas incompatible avec la religion catholique, elle serait une autre forme de sacrement. Une des toutes premières cryogénisation a d’ailleurs été consacrée par un prêtre catholique.
Neuvième station : Personne n’a encore été ramené à la vie !
C’est le principal problème et le principal débat. D’ailleurs personne n’a jamais essayé de ressusciter les patients qui dorment dans ces Pyramides modernes.
Dixième station : Le problème de la légalité
En France, la loi du 15 novembre 1887 permet à chacun d’organiser ses propres funérailles mais, suite à l’affaire du docteur Martinot, un arrêt du Conseil d’État de 2006 rappelle que seules l’inhumation ou l’incinération sont autorisées.
En Angleterre, le juge a accepté la cryogénisation de la jeune fille de quatorze ans uniquement pour respecter les dernières volontés de l’adolescente et non pour trancher la question de la cryogénisation.
Aux États-Unis comme en Russie, la cryogénisation est autorisée.
En Chine, la première femme a été cryogénisée en août 2017 par un institut chinois aidé d’une succursale du Cryonics Institute.
Enfin, il est interdit de cryogéniser des individus vivants car cela serait considéré comme une forme d’euthanasie.
Onzième station : les enjeux éthiques et métaphysiques
Si la cryogénisation parvient à supprimer la mort, quel sens donner à la vie ? Ne sommes-nous pas, ainsi que le propose Heidegger dans Être et Temps, des « êtres vers la mort » ? Cet « être vers la mort » n’est-il pas une manière d’être au monde qui permet de penser l’angoisse existentielle et donc de vivre de manière plus authentique afin de réintégrer sa liberté dans la vie ? Le débat reste ouvert…
Enfin, payer pour se jouer de la mort, c’est acheter du temps et donc en faire un objet marchand. C’est indéniablement capitaliser la vie et la mort à la grande loterie de notre société de consommation. Poser la question de la valeur de la vie, c’est peut-être se rendre compte que celle-ci ne se pense pas en termes marchands…
Douzième station : À qui le tour ?
Et vous qui lisez ces lignes, voudriez-vous être cryogénisé ?
Date de dernière mise à jour : 23/11/2020
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