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Le Serpent Vert

Anaconda 297541 1280

I.

Le défi de la Dame Verte

Tout a commencé avec une souris. Une souris qui manquait dans un paquet vide. Car Bernard nourrissait habituellement ses pythons et ses autres reptiles avec des souris congelées, préalablement passées au micro-ondes pour éviter de froisser la digestion si lente et si pénible de ses serpents paresseux. Sauf que ce jour-là le quarantenaire était à court de souris mortes dans son congélateur. En ouvrant la porte, son double menton accusa un tremblement qui se propagea des masses graisseuses inférieures jusqu’aux masses supérieures de cette tête plate, secoua une lippe molle et tombante, agita ses joues gélatineuses, fronça ses épais sourcils, bourrela d’une multitude de vaguelettes luisantes son front court et plissa l’arrière de sa nuque sous plusieurs ourlets de peau.

- Que je sois piqué si je vois ce que je vois ! Plus de souris, non, fini ! Nom d’un cobra rayé, comment vais-je faire pour nourrir mes petits rampants ?

Il faut préciser qu’on était dimanche et que le dimanche, l’animalerie où il se procurait ordinairement ses souris surgelées était fermée. Le jour du Seigneur n’était pas favorable aux reptiles. 

Bien que ses rampants eussent pu se passer de nourriture pour aujourd’hui, cet événement imprévu ne cessait de déconcerter Bernard au plus haut point, lui qui d’ordinaire était si prévoyant et si méthodique. Car notre homme était une merveille d’organisation pour tout ce qui touchait de près ou de loin à la vie de ses protégés à écailles. Chaque serpent requerrait une multitude d’attentions journalières, hebdomadaires et mensuelles. Il fallait changer les sphaignes, vaporiser les pythons, vérifier la température des hygromètres, nourrir la couleuvre des blés et le boa constricteur tous les dix jours, etc. Tous ces gestes étaient cruciaux car on ne nourrit pas un serpent comme on nourrit un chien avide et gourmand. Les reptiles n’ont pas l’empressement de ces mammifères à sang chaud qui courent, sautent, miaulent et jappent vers leur mort. Circonspects et craintifs, les serpents rampent vers la mort avec une lenteur effrayante. Leur monde est celui de la paresse digestive, de l’introspection silencieuse, du déplacement mesuré et stratégique, de la pensée terrestre et souterraine. Dans la spirale de leurs anneaux marbrés, les replis du temps et de la mort se dessinent inexorablement.

Bernard était cependant incapable de deviner le moindre de ces mystères lorsqu’il contemplait béatement la robe écaillée de ses rampants. Ce qu’il y voyait, lui, c’était la paisible froideur de ces animaux, confinés dans ces espaces clos et enfiévrés, dotés de cachettes et de recoins où l’on peut disparaître à la vue de tous. Où l’on peut se lover en boule, être avec soi et contre soi, à l’abri sous les replis protecteurs de sa propre peau. Car, à l’instar du serpent qui se dissimule secrètement dans un trou, Bernard aurait voulu ne jamais quitter le ventre humide de sa mère, si seulement les caprices de la biologie l’avaient permis. Ayant fini par venir au monde après neuf paresseux mois passés dans un ventre énorme, il avait grandi comme un serpent. Il était froid, soupçonneux et méticuleux. Il ne faisait jamais un geste qui ne soit calculé, n’entreprenait jamais rien qui ne fut pensé et utile. Il s’interdisait toute superfluité et toute légèreté, et avançait en propulsant son ventre en avant, lui que la terre attirait de toute sa gravité. Fasciné par les serpents depuis qu’il était en âge d’en reconnaitre, son univers mental s’était peu à peu restreint au fur et à mesure qu’il grandissait, éliminant drastiquement toute chose dont l’existence ne pouvait tenir dans un terrarium, ramper, dérouler ses anneaux, muer et dorer ses écailles à la chaleur d’une lampe à ultraviolets.

En rejoignant le salon où ses terrariums tenaient lieu d’œuvres d’art, il respira profondément pour cacher l’angoisse qui paralysait son goitre distendu et s’assit d’un seul bloc dans un énorme sofa en cuir mordoré, aux impressions en écaille. Dans la partie la plus reculée du grand salon, sur un meuble bas, se trouvait le vivarium des pythons royaux. Deux mâles paresseux et gras, dont le corps long d’un mètre vingt arborait une robe noire ornée de tâches cuivrées, dormaient enroulés sur un substrat tropical de sphaignes et d’écorces de coco. L’éclairage artificiel pailletait leurs écailles de dorures bistres et ambrées : leurs anneaux se chevauchaient et s’entremêlaient en un motif hypnotique, que l’on aurait cru tissé par un habile tapissier. Derrière le sofa, une couleuvre des blés rampait vivement vers sa cachette, et auprès du téléphone, un boa jaune de belle taille sortait sa langue fourchue tout en secouant sa tête angulaire. Ce dernier serpent appréciait particulièrement les potins et les conversations téléphoniques, ce qui justifiait sa localisation dans l’appartement. Ils étaient les seuls compagnons de vie du quarantenaire célibataire et partageaient quotidiennement ses maigres satisfactions et ses faibles désagréments d’une oreille attentive, dépositaires à jamais silencieux des mesquins et vains secrets de l’homme. Mais le clou de cette collection trônait en majesté près de la fenêtre dont les rideaux avaient été à-demi tirés pour favoriser une ambiance feutrée.

Langoureusement enroulée autour de perches en bambou, ses courbes provocatrices gainées d’une soie émeraude, la femelle python dardait sur son hôte deux pupilles imperturbables dont les éclats dorés suggéraient les maléfices voluptueux propres à sa nature. Seule femelle parmi tant de mâles, elle était la prisonnière que Bernard choyait et chérissait par-dessus tout. Intouchable cependant, elle possédait la grâce dédaigneuse d’une reine qu’on nourrit avec des pincettes pour satisfaire son royal appétit. Croisant son énigmatique regard depuis son sofa, un frisson lui parcourut l’échine et ses mains devinrent moites. La femelle aurait pu passer la nuit sans encombre et être nourrie le lendemain mais son propriétaire avait été piqué au vif. L’écharde dorée de ses pupilles coulait dans son esprit une idée fixe qui annihilait son libre-arbitre et engourdissait sa raison. Le poison de l’obsession engluait tout son système de représentation : il fallait trouver une souris maintenant, n’importe laquelle, pour satisfaire l’appétit de la Dame Verte. Et ce, quel qu’en fut le prix à payer. Comme si l’animal avait deviné que sa proie était prise au piège de son charme, elle conclut le séduisant face-à-face en tirant une langue fendue et en desserrant l’étreinte de ses anneaux autour des branches pour se réfugier dans une cachette.

Bernard prit une grande inspiration et essaya de mobiliser ses autres connaissances du monde extérieur, du monde si vaste qui n’était pas atrophié et resserré par les mailles des reptiles, pour lui venir en aide. Il fronça les sourcils, se rongea les ongles, parcourut dans tous les sens possibles la peinture beige de son plafond, souffla très fort par les narines, gonfla son ventre rond comme une montgolfière et, emporté par tant d’ébullition cérébrale, se releva d’un bond sur ses pieds en s’exclamant :

-Zacharie Abramov !

Telle était la solution. Aucun savant, tout génial qu’il fut, n’aurait pu relever le défi de la Dame Verte avec autant de panache et de fulgurance. Zacharie Abramov était son voisin du dessous et Bernard aurait pu effacer son existence de sa mémoire si celle-ci n’avait présenté un élément qui la rattachât, par association de synapses, à son système de pensée : Zacharie Abramov possédait des souris. Les rares fois où Bernard l’avait croisé sur le palier ou dans la cage d’escalier, il maugréait, toujours recroquevillé sur lui-même, à l’attention de plusieurs souris qui se cachaient dans ses manches rapiécées ou qui couraient le long de ses épaules. En le voyant, son esprit sinueux avait établi un rapprochement entre les souris mortes dont il nourrissait ses serpents et les souris vivantes qui s’agitaient sous les habits de l’excentrique. CQFD.

-Voudra-t-il bien consentir à me donner une de ses souris ? s’inquiéta-t-il soudain. Il lui semblait que l’olibrius éprouvait presque autant d’affection envers ses souris qu’il en avait pour ses serpents. Jaugeant et jugeant les risques d’échec de sa mission, il estima que c’était là bel et bien une épreuve redoutable qui s’annonçait. Sentant son courage fondre comme neige au soleil, il jeta un petit coup d’œil au python vert : impassible et imperturbable, elle le fixait de ses yeux jaunes, lovée sur elle-même, dans l’attente patiente de celle qui sait qu’elle sera obéie. Et Bernard fut derechef pris d’un tremblement.

II.

Zacharie Abramov

Quand Zacharie Abramov colla son œil bleu contre le judas, ce qu’il vit l’amusa au plus haut point : un petit homme gras et lourd, à la tête plate et empâtée, au ventre proéminent, se trépignait d’un pied sur l’autre en suant devant sa porte d’entrée. 

Bien décidé à faire durer le spectacle un peu plus longtemps, Zacharie attendit que l’homme sonne une deuxième puis une troisième fois avant d’entrouvrir la porte aux cinq verrous. À dessein, il n’en n’ouvrit qu’un seul et passa un œil méfiant et une chevelure dérangée dans l’entrebâillement. Zacharie était un homme de théâtre, un magicien qui se produisait régulièrement dans un cabaret miteux pour épater son public d’ivrognes et d’esseulés. On l’excusera donc d’avoir le goût de la mise en scène et de vouloir jouer un tour à son transpirant voisin.

-C’est à quel sujet ? grimaça-t-il.

-Euh eh bien, c’est le sujet de, euh, qui m’amène chez vous…

-Oui ? Soyez clair mon ami, avec l’âge on n’a plus de temps à perdre et on devient dur de la feuille.

-Ah ! Mais oui bien sûr, bien sûr, je comprends tout à fait et donc euh, le sujet…

-Mais à quel jeu jouez-vous voyons ? Voulez-vous que je vous pique pour vous redonner un usage correct de la langue française ?

-Non ! Certes, non Monsieur Abramov, ne vous énervez pas !

-Pourquoi donc êtes-vous là tout tremblant devant chez moi ?

-J’ai besoin d’aide Monsieur Abramov ! s’exclama-t-il soudain d’une voix aiguë où perçait le désespoir.

La bouche de Zacharie s’agrandit pour former un « O » parfait, et ses sourcils se soulevèrent d’étonnement. Il esquissa un sourire tordu derrière la porte qu’il referma aussitôt au nez de son interlocuteur. Pendant une minute, les seuls bruits qu’on entendit furent des raclements de serrures, de chaînes et de loquets qu’on déverrouillait avec empressement. Enfin la porte s’ouvrit et le magicien laissa Bernard pénétrer dans son antre.

L’appartement poussiéreux croulait sous les étagères de livres anciens, de grimoires séculaires et de manuscrits à la couverture cramoisie. Des breloques, des carillons et des pendules étaient suspendus çà et là au plafond du salon. Placées sur les rayonnages des étagères, des pierres précieuses jetaient des éclats troubles aux alentours. L’atmosphère était poudrée de poussières jaunes et ocres, de vapeurs d’encens et d’odeurs musquées. Cependant, ce ne furent pas toutes ces étrangetés ésotériques ni toutes ces babioles de magicien qui ravirent l’esprit obsessionnel de Bernard. Ce qui le combla de joie fut de voir courir sur les tapis, se cacher sous les meubles et lisser leurs moustaches sur des cartes de tarot, des dizaines de souris, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Zacharie ne manqua pas de remarquer qu’à la vue des rongeurs, des lueurs de convoitise avaient allumé l’œil terne de son hôte. Il invita l’homme à profiter de l’assise d’un siège en cuir, s’assit en face et le considéra d’un regard impénétrable.

-En quoi avez-vous besoin de mes services de magicien ?

-J’ai récemment j’ai acquis un superbe python vert femelle. Vert émeraude, vous voyez. Vert comme une pierre précieuse. Avec les yeux jaunes. Elle est superbe, vraiment superbe. Or, il se trouve que vous avez quelque chose dont je manque pour la nourrir…

Une souris commença à se faufiler sous le col de son pull et à aventurer ses petites pattes sur la surface graisseuse et bourrelée de sa poitrine. Une autre entreprit de passer sous l’ourlet de son pantalon et de remonter le long de sa jambe. Excédé par leurs chatouilles, Bernard se leva du siège avec la prestance d’un diable qui sort de sa boite et s’exclama à brûle pourpoint :

-Pouvez-vous me vendre l’une de vos souris pour nourrir mon python vert ?

-Mes souris ne sont pas à vendre.

Le verdict était sans appel ; la sentence, irrévocable. Bernard demeurait pétrifié par un si cuisant revers. L’espace d’un instant, Zacharie était devenu Gorgone en personne. Les rôles s’étaient inversés : une petite souris grasse face à une vipère fourbe a -t-elle une chance de gagner ? Alors que la stupeur s’effaçait au profit du découragement, l’idée de comparaître bredouille aux yeux de la Dame Verte le terrifia encore plus que l’intriguant personnage qui venait de le vaincre. Convoquant l’énergie hors norme qui anime tous les désespérés, il réalisa l’acte le plus courageux de toute sa courte vie :

-Je vous donnerai tout ce que vous voudrez. Dites-moi votre prix. Tout ce qui est en mon pouvoir de vous donner, en échange d’une souris, je vous le donne. Pour une souris. Je vous en prie.

Zacharie esquissa un sourire de crocodile.

-Je tiens à ces souris comme à la prunelle de mes yeux. Je serais un père bien indigne si je menais une de mes filles dans la gueule du python. Je ne suis pas un boucher. Je ne puis alourdir ma conscience d’un tel crime. 

Bernard se rassit lourdement sur le siège en manquant d’écraser les quelques souris qui étaient tombées de cette montagne graisseuse. Son visage affichait le plus profond désespoir.

-Cependant, mon ami, je suis sensible à votre détresse. Oui, vraiment, votre infortune me touche et je comprends que vous teniez absolument à satisfaire votre superbe python. Après tout, je suis moi-même un ami des bêtes et quand on fait face à une créature telle que la vôtre, il faut être prêt à se plier à ses exigences. Peut-être que…

-Oui ? Peut-être que … ?

-Ah, j’ai bien une idée pour vous arranger, mais je ne le fais de gaieté de cœur, sachez-le.

-Dites toujours !

-C’est une solution qui vous demandera autant de sacrifices qu’à moi.

-Je ne reculerai devant rien !

-Je n’en attendais pas moins de vous : vous avez de l’estomac. Je vais donc vous exposer mon idée : voyez-vous, je suis magicien et je vis de la représentation. Or, il se trouve que le public se lasse de mes tours, il s’ennuie de voir sans cesse les petites acrobaties de mes souris. Il voudrait un peu plus de suspense, d’action, de frémissements. J’ai longtemps réfléchi et jusqu’à l’instant, je n’avais pas trouvé de tours qui puissent surprendre suffisamment mes spectateurs. Je dis bien « jusqu’à l’instant », car en vous voyant assis dans mon fauteuil, il m’a paru évident que vous m’apportiez la solution : je veux un de vos serpents pour terrifier et émerveiller mon public.

-Je vous demande pardon ?

-Vous m’avez fort bien compris. Je consens à vous donner une de mes souris pour nourrir votre python si, en échange, vous me faites don d’un serpent pour mes tours. C’est à prendre ou à laisser. Je vous crois homme d’honneur ; j’espère que vous tiendrez parole ; je me souviens vous avoir entendu dire que vous étiez prêt à tout me donner pour une souris…

Bernard se mit à transpirer à grosses gouttes dans son siège. Lui donner un de ses serpents constituait pour lui la plus horrible des trahisons : il se figurait être un Agamemnon sacrifiant au monstre marin la chair de sa chair pour remporter une bataille. Des deux côtés son mal était infini ; il était acculé et pris au piège. Les contradictions cornéliennes plissaient son front gras de tranchées luisantes, signes extérieurs de la bataille intérieure qui faisait rage dans sa conscience. Mais au plus fort de la lutte qui se jouait sous son crâne, la tempête s’apaisa un instant et les yeux jaunes de la Dame Verte distillèrent leur poison capiteux dans les veines tourmentées de Bernard. Il lui devint alors clair qu’il ne devait faillir à sa mission sous aucun prétexte, dût-il pour cela se séparer d’un de ses enfants. Les grands hommes ont toujours fait de grands sacrifices, se disait-il à lui-même pour tenter de justifier sa future trahison. Il apaisait les derniers remords dont son âme était bourrelée en se persuadant que le serpent qu’il donnerait resterait en vie car Zacharie en avait besoin pour ses tours. Pendant qu’il étouffait ultimes soubresauts de sa conscience, le magicien le fixait sombrement sans dire un mot tout en allumant une bougie qu’il plaça sur la table basse, au centre d’un pentacle gravé dans le bois.

-Que décidez-vous ?

-C’est d’accord.

Zacharie hocha la tête et s’éclipsa dans une pièce séparée du salon par un épais rideau. Il en revint aussitôt avec une boîte en carton percée de trous.

-Je vous donne deux de mes souris.

-Pourquoi deux ? Je n’en n’ai besoin que d’une.

-J’insiste pour que vous preniez les deux. Il faut que notre échange soit équitable. Une souris, fût-elle une de mes souris, dressée et intelligente, ne vaut pas un python. En revanche, avec deux souris, l’accord est équilibré. Donnez une souris à votre serpent et faites ce que bon vous semble de la deuxième, mais ne la lui donnez pas à manger.

Bernard était trop heureux d’avoir obtenu ce qu’il désirait pour prêter attention aux conditions farfelues de l’excentrique. Il y consentit pleinement et se dirigea vers la boîte que le magicien avait posée sur le canapé avec la ferme intention de s’en emparer. Zacharie s’interposa prestement entre lui et ses souris.

-Ne soyez pas si impatient. Il nous reste une dernière chose à faire avant que vous puissiez repartir avec votre tribut. J’aimerais que nous scellions notre accord par un pacte écrit, afin que ni l’un ni l’autre ne puissions nous plaindre de conséquences imprévues, s’il en advenait.

-Vous ne me faites pas confiance ?

-Bien au contraire, mon cher ami ! Mais une confiance explicite et scellée par un pacte ne vaut-elle pas mieux qu’une confiance tacite et sous-entendue ? 

Bernard le considéra un instant d’un air suspicieux et balançant son ventre de gauche à droite. Il soupçonnait vaguement une once de fourberie dans la phrase alambiquée du magicien. Sa proposition eût cependant raison de lui car, pressé de repartir avec son butin, il céda à l’ultime requête de l’individu. Le magicien lui tendit un papier signé de son nom sur lequel une élégante calligraphie avait écrit : 

Moi, Zacharie Abramov, donne deux de mes souris à mon voisin Bernard, afin qu’il puisse nourrir son python. En échange, quand l’heure sera venue, et quand je viendrai le réclamer, il s’engage à me céder un serpent vivant dans son appartement. Par ce pacte, je ne puis être tenu responsable de possibles complications ultérieures.

-Je vous propose donc que vous écriviez, sur un autre papier, ce que je vais vous dicter, afin que nous soyions parfaitement accordés dans les termes : écrivez, « Moi, Bernard, m’engage à donner à Zacharie Abramov, quand l’heure sera venue, et quand il viendra le réclamer, un serpent vivant dans mon appartement, en échange de deux de ses souris, dont une pour nourrir mon python, l’autre souris restant à mon libre-usage. Par ce pacte, je ne puis tenir Abramov responsable de conséquences imprévues. »

Bernard écrivit ce qu’on lui ordonnait à contre-cœur, avec un vague sentiment d’inquiétude. Il signa et rendit son document à Zacharie, qui lui confia le sien en retour. Le magicien lui donna la boîte, les mains se serrèrent, et le quarantenaire s’enfuit sans demander son reste. Demeuré seul dans l’appartement, le magicien adressa un sourire tordu à l’un de ses miroirs, seul témoin des abysses de son regard bleu.

III.
Où des complications imprévues surviennent

Bernard rentra chez lui moite de sueur et d’émotions, s’affala lourdement sur son sofa et ouvrit la boîte en carton. À l’intérieur gigotaient deux souris au pelage lisse : l’une était noire et l’autre était blanche. Il décida de donner la blanche au python et de garder la noire pour lui. Sa robe sombre lui rappelait une vipère atteinte de mélanisme qu’il avait autrefois eue en sa possession, et son étrange sens du beau en fut charmé. Il installa les deux souris au-dessus du frigidaire, dans un ancien terrarium reconverti en cage pour l’occasion. Il se servit ensuite un verre de rhum pour apaiser ses tourments, retourna s’asseoir et contempla le palais de la Dame Verte. Elle se reposait derrière plusieurs lianes, immobile et presque invisible. Elle devait être nourrie en fin de journée, ce qui lui laissait une douzaine d’heures à tuer. Quand il ne travaillait pas au zoo en tant que vétérinaire spécialiste des reptiles, Bernard passait le plus clair de ses journées à contempler ses animaux ou à admirer la robe écaillée de ceux qui ne lui appartenait pas, derrière les vitres des ménageries ou sur le papier glacé de revues thématiques. Et ses journées s’écoulaient ainsi, engluées dans la paisible contemplation de ces bestioles froides et lentes.

Sauf qu’aujourd’hui Bernard était incapable de s’adonner à cette activité baveuse et admirative. Il ne trouvait aucun repos à regarder les motifs hypnotiques de ses serpents ; il allait et venait devant le terrarium du boa jaune ; il était pris d’exaspération quand il voyait sa couleuvre se tortiller vivement dans sa boîte, et la consultation d’un ouvrage de référence consacré à la reproduction des pythons d’Amérique du Sud de 1910 à 1960 acheva de le désespérer. Tout était calme cependant et rien ne laissait deviner l’inhabituelle agitation survenue plus tôt dans la matinée. Mais il était inquiet : il pressentait, au-delà de l’acre odeur de sudation qui émanait de ses aisselles et mouillait ses bourrelets, l’étrange nature du pacte qu’il venait de passer avec Zacharie et il n’était pas certain de pouvoir en déceler toutes les

implications. Pour qui aime avoir un contrôle permanent de sa vie, déroger à ses plans en s’aliénant le secours d’un voisin pour faire face aux aléas de l’imprévu était le pire des châtiments. Il passa le reste des heures à tourner en rond comme un serpent à l’étroit dans son terrarium.

Vint enfin le moment de nourrir son python vert. Il était vingt et une heure et Bernard s’était promis de fournir son trophée en pâture aux crocs de sa Dame à cette heure-ci précisément. Nourrir ses serpents avant de se coucher favorisait son endormissement. Se demandant ce qu’il adviendrait quand il nourrirait son python avec un souris vivante, il se dirigea vers leur cage. Il y passa la main et la souris blanche, docile et bien dressée par le magicien, vint s’y blottir spontanément. Ses petites pattes tièdes appuyaient doucement sur sa paume et l’homme en fut presque attendri. Cependant, il ne faillit pas et s’avança, implacable, vers le terrarium. De sa main libre, il ouvrit le grillage supérieur et introduisit son autre main dans la boîte : il la laissa juste le temps que la souris descende vers son lieu d’exécution, et la retira prestement. La Dame Verte était sortie de son état léthargique depuis un dizaine de minutes : son instinct l’avait avertie que c’était l’heure de sa pitance. Dissimulée derrière les lianes et les branchages, elle ne réagit pas immédiatement lorsqu’elle sentit le paillage trembler et crisser sous les pattes de la souris qui furetait çà et là dans la cage. Impassible dans son treillis émeraude, elle suivait tous les mouvements de sa proie de ses yeux dorés. Bernard, assis en face dans son sofa, attendait anxieusement le déroulement de la mise à mort. La souris commençait à sentir l’imminence du danger caché entre les feuilles car son abdomen se soulevait de plus en plus vite et ses moustaches frémissaient. Parvenue nez-à-nez avec le python, elle avait d’abord tenté de s’enfuir du côté opposé pour se heurter aux parois en verre et tourner en rond dans ce coin. La voyant prise au piège, la prédatrice déroula ses anneaux et projeta sa gueule grande ouverte vers la souris qui piaillait. Elle goba la moitié de son corps pour l’étouffer et la paralyser de son poison, puis avala le corps tout entier en une seconde déglutition. D’élégante lascive en robe verte, elle était devenue une tueuse en cotte de maille avant de se muer finalement en un être abominable et déformé par le cadavre tiède de sa proie agonisant dans les tréfonds de sa gorge. Épaté par une telle maîtrise de la mise à mort, Bernard s’en fut se coucher, aussi satisfait et repu -du moins le croyait-il- que son petit monstre. Tandis qu’il plongeait dans les bras de Morphée avec bonheur, un duel silencieux se jouait dans le terrarium de la Dame Verte.

Le lendemain, Bernard se réveilla en sueur dans ses draps, tourmenté par un étrange cauchemar.

Un appartement sombre et encombré. Il n’y a pas de sortie. C’est un labyrinthe : les contours s’effacent et se perdent dans le noir. Bernard marche : l’espace se restreint de plus en plus autour de lui et l’oppresse. Zacharie est derrière lui, il le sent mais il ne peut pas le voir. Où est la sortie ? Les armoires tremblent, les portes s’ouvrent et des dizaines et des dizaines de souris en surgissent. Blanches aux yeux rouges, elles mordillent ses mollets, tombent en paquets informes sur ses épaules. Il tombe, rampe à terre, lèche le sol. Son ventre explose, son gras fendille sa peau et repousse ses os. Il écrase les souris sous ses bras obèses en une bouillie blanche. Il se tortille dans une autre salle où il voit Zacharie grimacer puis disparaître. Du plafond pleut une masse froide et collante qui l’englue. Des serpents coulent du plafond comme des gouttes écaillées. Un grand serpent vert- c’est la Dame Verte ! - s’avance vers lui. Il git sur le dos ; il suffoque étouffé par son poids, englué par la poix. La Dame glisse sur ses jambes, remonte sur son ventre et enserre son cou dans ses anneaux pour l’étrangler. La

dernière chose qu’il voit avant de mourir ce sont ses yeux jaunes et il hurle et hurle et hurle ! Il se réveille, il est en vie.

Le sommeil de Bernard étant d’ordinaire aussi peu agité que celui d’un macchabée, ce cauchemar lui remua les intestins et secoua son édifice de graisse jusqu’au plus profond de son âme, si tant est qu’il en fut un jour l’heureux dépositaire. Suintant et tremblant, il passa instinctivement ses bras autour de son cou : soulagé de n’y trouver aucun serpent, il caressa ensuite son visage, ses bras et son ventre pour s’assurer de leur intégrité. L’homme était intact. Quelque peu rasséréné par ces gestes simples, il prit une grande inspiration et se dirigea vers le salon vêtu d’un caleçon pour vérifier l’état de ses serpents. Le boa jaune était toujours dans sa boîte près du téléphone, la couleuvre était lovée dans une cachette et ses deux pythons mâles semblaient dormir. Désormais plus serein, il se dirigea vers la fenêtre et ouvrit les rideaux afin de dissiper les dernières lueurs du cauchemar. Un grand soleil baignait son terrarium préféré, ce qui lui permit d’apprécier à loisir tous les détails du massacre qui s’y était produit. De la superbe robe vert émeraude du python, il ne restait plus que la tête inerte et la queue inane ; le reste de son corps avait joyeusement explosé en un feu d’artifice de confettis gluants collés sur les parois. Les intestins, l’estomac, la colonne vertébrale et la peau formaient un charnier beige, noir, rouge et vert. Une telle cacophonie de couleurs amalgamées en un mélange si repoussant de textures poisseuses aurait retourné les intestins de l’être le plus endurci. De la souris, il ne restait qu’une boulette informe et humide de suc gastrique, régurgitée dans un coin. Le monde venait de s’écrouler pour Bernard.

Passée la première phase d’ébahissement et de stupeur durant laquelle ses yeux refusaient de croire à l’affreuse vérité qui gisait dans le terrarium, vint le temps des questionnements et de la révolte explosive, rageuse et dévastatrice. Simplement vêtu de son caleçon de nuit, Bernard se rua chez Zacharie Abramov avec la ferme intention d’écraser le magicien et ses souris sous le poids de sa graisse en une bouillie infâme. Il se jeta sur la porte d’entrée sans avoir vérifié si elle était fermée ou ouverte. Elle était ouverte et, emporté par sa masse, il trébucha et roula comme une boule de bowling dans l’appartement jusqu’à ce qu’il soit stoppé par le pied solide d’une armoire en bois. Il se releva prestement et chercha son assassin des yeux. Immobile dans son fauteuil au milieu du salon, le magicien l’attendait. Bernard se dirigea vers lui en vociférant :

-Vous ! Vous avez tué mon python ! Ma Dame Verte est morte par votre faute, à cause de cette putain de souris blanche !
-Oh, vous lui avez donné la blanche ? C’est fort bien.
-Mais vous vous foutez de moi ?! J’exige des explications et ensuite vous mourrez comme mon serpent est mort : je vais vous réduire en bouillie.

Zacharie soupira :
-Je ne puis malheureusement pas vous fournir d’autres explications que celles que vous m’avez proposées pour expliquer cet incident. Faut-il que je vous rappelle les conditions de notre pacte ? Vous avez juré que vous ne pourriez pas me tenir responsable de complications, si jamais il s’en produisait.
-Foutaises que tout cela ! Je n’ai rien juré du tout !
-Je vous prends en flagrant délit de mauvaise foi, monsieur. J’ai ici le document qui atteste le contraire et qui est signé de votre main.
À la vue du papier que Zacharie Abramov sortit de sa poche, la colère du ventripotent s’évanouit aussi vite qu’elle lui était venue. De grands frissons froids lui parcoururent l’échine et il éprouva une vague envie de pleurer, chose qui ne lui était pas arrivée depuis des années.

-Donc, il n’y a rien à faire ?
-Vous m’en voyez sincèrement désolé.
Après cette formule toute faite, le magicien le prit par le bras et le mena jusqu’à la porte. Bernard se laissait mener comme une poupée de chiffon.
-Faites le deuil, mon ami. Et n’oubliez pas la deuxième condition de notre pacte : je viendrai chez vous en temps voulu.
Sur ces paroles, il referma doucement la porte. L’homme resta un instant sur le palier, tremblant dans sa gélatine froide et dans son caleçon de nuit, puis, tel un automate, rentra chez lui.

IV.
La bête humaine

Les jours se confondaient dans une molle monotonie. La ronde des heures, les cycles du soleil et de la lune se mélangeaient en un étrange magma aux couleurs fades et brouillées. Il faisait tout le temps froid. Après la mort de la Dame Verte, l’organisme de Bernard avait subi un refroidissement inexpliqué de sa température interne. Le cadavre déchiqueté avait réduit l’existence de l’homme en lambeaux. Accablé par le chagrin, il n’avait même pas eu la force de nettoyer le terrarium. Le serpent et la souris marinaient donc dans une puanteur abominable de chair en décomposition. L’odeur de la putréfaction avait attiré des mouches à viande qui avaient réussi à s’infiltrer dans l’appartement et qui pullulaient. Cinq grosses mouches noires se relayaient nuit et jour pour vrombir aux oreilles de l’homme, l’empêchant de trouver le repos dont il avait tant besoin. Il ne sortait plus ; il vivait reclus chez lui. Ce repli érémitique sur lui-même était cependant problématique puisqu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, nourrir ses serpents. Mais il redoutait de les nourrir : n’avait-il pas passé un pacte avec Zacharie promettant de lui donner un de ses rampants ? Cette pensée le terrorisait : il préférait que ses serpents meurent avec lui plutôt que de lui céder ne serait-ce qu’une écaille de leur vie. Paradoxalement, la souris noire était le seul animal que Bernard avait encore la force de nourrir. Une force souterraine le poussait à alimenter quotidiennement le rongeur, au mépris de sa propre subsistance. Aucun aliment ne lui faisait envie : tous lui semblaient froids et insipides dans leurs sachets en plastique. Il mangeait donc par procuration en se délectant de voir sa petite souris grignoter les morceaux de carotte qu’il déposait dans sa gamelle. Il aurait voulu devenir souris à son tour simplement pour éprouver de nouveau le plaisir de manger.

Affaibli par les nuits blanches et par l’inanition, le corps de l’homme se métamorphosait peu à peu. Sa masse graisseuse se révolta d’être soumise à un régime si violent et ne tarda pas à déserter la région de son visage. Ses joues se creusèrent, son front s’aplatit, son menton se fondit dans son goitre. Un matin, l’homme passa sa main sur son crâne et en retira des touffes de cheveux par poignées. Voyant sa chevelure tombée à ses pieds, il fut pris d’un grand rire saccadé qui fit trembler les bourrelets de son ventre. Le rire s’échappait de lui-même de ce corps meurtri en salves convulsives et ininterrompues. L’abdomen plié en deux, les zygomatiques pétrifiées en un masque grimaçant, la langue tirée et extatique, Bernard se roulait par terre en essayant désespérément de reprendre son souffle. Quand la crise se fut calmée, il lui fut impossible de se remettre debout. Il trouvait qu’allongé sur le sol, il voyait la vie selon une toute nouvelle perspective qui méritait d’être explorée plus avant. Son tissu adipeux s’était concentré au niveau de sa gorge et se son ventre, ce qui en faisait une peau incroyablement sensible aux vibrations du parquet. Rien qu’en analysant les tremblements de

sa graisse il pouvait deviner à quel étage l’ascenseur s’était arrêté ; il réussissait à différencier les vrombissements du lave-vaisselle de ceux du lave-linge de sa voisine ; il parvenait à mesurer l’intensité et la rapidité des pas de Zacharie dans son appartement du dessous. Tout un monde de sons et de vibrations feutrés se déployait au creux de son oreille interne et modifiait la sensibilité de ses tympans. À force de frotter ses bras et ses jambes sur le parquet, le carrelage, et la moquette quand il se trainait par terre, sa peau s’assécha, se craquela et s’endurcit. Un réseau de cals et de crevasses écaillait ses membres. Tout se ce qui avait un jour constitué sa conscience humaine s’était effrité dans les limbes de la folie.

Une sensation obsédante et lancinante le tançait cependant nuit et jour à tel point qu’elle en avait peu à peu éliminé toutes les autres : la faim. Elle le prenait au ventre, le dévorait, troublait sa vue et le privait de ses forces. Un soir, lové en boule dans un coin du salon, il considérait d’un œil torve les mouches qui pondaient leurs œufs dans le cadavre de la Dame Verte.

« Je ne serai jamais assez rapide pour les attraper. »
Alors que cette pensée pleine de bon sens traversait les couches de son cerveau reptilien, une autre pensée émergea du vaste naufrage de son esprit et s’imposa comme la solution à sa faim. Rassemblant les dernières forces qu’il lui restait, il replia ses jambes sous son corps, arc- bouta ses bras et se releva, chancelant et fébrile. Il ouvrit tous les terrariums, libéra la couleuvre, le boa et les deux pythons. Il se dirigea ensuite vers la cuisine, tendit le bras vers le haut du frigidaire et ouvrit la boîte de la souris. Elle vint immédiatement se réfugier dans la paume de l’homme qui se hâta de placer sa deuxième main au-dessus d’elle pour la maintenir sous une chape protectrice. Ses genoux flanchèrent et il se laissa tomber lourdement à terre. Il rampa jusqu’au milieu du salon où ses serpents semblaient attendre le festin avec la même impatience que lui. Tous le regardaient et sentaient la chaleur qui pulsait dans les mains de l’homme. Une chaleur de mammifère, une chaleur dont le sang pourrait nourrir ceux qui étaient affamés.
Alors Bernard ricane et lâche la souris noire au milieu des serpents.
La couleuvre des blés, de tempérament placide, sent que la partie se joue en sa défaveur et va se réfugier rapidement sous une armoire. Lové derrière les fils du téléphone, le boa de jaune vêtu laisse ses congénères mener la première partie du combat. La souris détale en trombe, zigzague sur le plancher. Les pythons se mettent alors à onduler lentement à sa poursuite tandis que l’homme se traîne derrière eux en ahanant. Il veut gagner la course contre ses animaux, voilà tout ce qui l’importe. Il veut garder la souris pour lui et l’avaler tout entière. Mais elle est habile et elle exaspère les serpents à se réfugier sous les meubles, à changer brusquement de trajectoire. Il y a un python de trop pour l’unique proie qu’ils vont se disputer. Le plus gros des deux se retourne vers l’autre en une volte-face souple et le menace de sa tête triangulaire. Le second n’a pas le temps de trouver une parade pour riposter : tout son corps est subitement tiré en arrière et projeté à travers la pièce. Il vient se rompre l’épine dorsale contre la cage de la couleuvre et retombe avec un bruit mou sur le sol, inerte. Son rival éliminé, le python saisit l’occasion de se glisser derrière le monstre qui vient d’assassiner sa progéniture sans remords.
La souris semble prise au piège entre deux meubles. Alors que le python survivant s’avance, elle piaille, griffe et mord le museau de son adversaire de toute sa petite force. Le reptile est surpris que sa proie remue tant, lui que l’on nourrit d’ordinaire avec des nuggets surgelés. Il tente d’engloutir le rongeur teigneux lorsqu’une masse phénoménale s’abat sur lui et l’écrase. La souris ne demande pas son reste et prend la poudre d’escampette. Déçue et trompée, la bête qui vient d’écraser son double réalise un demi-tour pénible sur elle-même afin de se

désenclaver. Sous ses anneaux de graisse, la belle robe brune et ambrée du python éclate et se déchire. La petite boule noire est invisible. Seuls restent dans le salon le boa jaune et la couleuvre des blés qui passe timidement sa tête derrière un pied de chaise. Se sentant mis au défi par ses congénères, l’homme se rue sur eux, emportant à sa suite les tapis, les objets fragiles et ébranlant les meubles. Dans sa folle trajectoire il balaie les fils téléphoniques derrière lesquels le boa s’était caché. Propulsé sans ménagement sur le tapis avec l’attirail des câbles, le boa jaune se redresse vivement et tire sa langue bifide à son adversaire. L’autre ne lui laisse pas le temps de l’attaquer ; ignorant ses tentatives de morsures, il saisit son cou entre ses doigts bourrelés et l’étouffe d’une main de fer. Le boa se cabre ; sa queue puissante fouette la tête de son assaillant ; son corps se convulse et il tente de planter ses crochets à venin dans la peau de son assassin. Rien n’y fait ; ses efforts désespérés pour survivre sont comprimés par un étau implacable qui annihile sa résistance. Une deuxième main saisit sa tête et la tord du côté opposé. C’en est fini du boa à langue de vipère.

C’est le moment que choisit la souris noire pour pointer le bout de son museau sous un rideau. Bernard, occupé à reprendre son souffle après cette épreuve de force, ne la voit pas. Seul un œil jaune à la pupille horizontale devine les mouvements furtifs du rongeur. Discret et rapide, il se faufile sous les meubles, évite la masse suintante qui occupe le centre de la pièce et parvient bientôt au coin de la porte-fenêtre où pend le rideau. La souris, voyant arriver le reptile, se met à piailler. À ces bruits, la bête humaine se retourne et avise son rival en train de lui dérober sa proie. Son sang ne fait qu’un tour à la vue du rongeur et la faim qui le tenaille le pousse, dans un ultime élan, à commettre son crime final. Il attrape la couleuvre par le milieu du corps et la suspend, cinglée et cisaillée, au cordon du rideau. Tandis qu’elle agonise lentement, il découvre la petite souris noire, tremblant derrière le morceau de tissu. Elle le considère de ses yeux humides et ses moustaches frétillent. Il lui tend la paume de sa main grande ouverte. La souris hésite avant de s’y engager mais finit par poser ses petites pattes sur cette surface molle et rugueuse. Ce qu’il reste de chaleur humaine chez Bernard se ravive alors faiblement et vacille, comme la flamme d’une chandelle en fin de vie. Un dernier sursaut de conscience le saisit au contact de l’animal. La faim, la si dévorante faim fait taire ses supplications un instant et réduit au silence les démences de son corps meurtri. Un grand calme l’envahit ; une trouée s’ouvre dans son esprit. Il regarde son salon et le spectacle qu’il y découvre l’horrifie : ses serpents gisent épars, démantelés, désarticulés, réduits en miettes ou étranglés. Tout ce qu’il avait un jour aimé, choyé, chéri, au point de fermer les yeux sur toute autre existence que la leur, il l’avait anéanti en l’espace d’une soirée pour leur permettre d’échapper aux serres immondes de Zacharie.

« Je vous ai libérés d’un sort bien plus cruel, mes petits. »
Dans son palais aux allures de charnier, le corps pourrissant de la Dame Verte dégage une odeur infecte. À la vue de ce tableau macabre, un incommensurable chagrin ravive son poison dans l’âme de Bernard. Son chagrin lui murmure que la réponse à tous ses malheurs se trouve dans sa main, dans le corps du seul animal qu’il ait accepté de nourrir envers et contre tout. Son chagrin lui murmure qu’il faut boucler la boucle et terminer l’histoire de la même façon que le serpent se mord la queue. La trouée se referme soudainement ; la flamme de sa conscience sombre et tout son esprit fait naufrage.
Bernard ouvre grand sa bouche aux muscles distendus et engloutit la souris dans le gouffre noir de son goitre.

V. Dernier coup de théâtre

-Bernard ? Bernard, c’est moi, Zacharie Abramov, votre voisin du dessous. Je suis venu récupérer mon serpent, vous vous rappelez ? Bernard, pouvez-vous m’ouvrir s’il vous plaît ?

Zacharie Abramov soliloque depuis une dizaine de minutes avec une porte qui reste définitivement close et muette. Cela fait six jours que le magicien lui a donné ses souris et, excepté la mort de son python vert, il n’a pas reçu d’autres nouvelles de sa part. Il esquisse un sourire édenté et pose la main sur la poignée qui ploie sans effort et laisse la porte s’ouvrir. Une odeur nauséabonde assaille ses narines : l’appartement sent le renfermé, la sueur, la putréfaction et les excréments. Des mouches mortes polluent le palier. Sur la table de la cuisine est posé le pacte signé de sa main. L’homme pénètre dans le salon que pas un bruit ni un souffle d’air n’agite. Un python git inerte aux pieds d’une commode ; son jumeau vomit tripes et boyaux plus loin dans la pièce ; le boa jaune à la robe flétrie exhibe son ventre blanc et sa tête tordue ; une couleuvre se dessèche au bout d’un cordon de rideau. L’homme avance au milieu de la pièce et inspecte le terrarium de la Dame Verte avec un rictus de dégoût.

-Bien joué Bernard, grommelle-t-il pour lui-même. Tu n’as plus de serpents pour moi.

Sous les pieds du magicien, quelque chose crisse. Intrigué, il se penche et s’aperçoit qu’il marche sur une matière fine et transparente, étendue de deux mètres carrés sur le sol. Il s’en dégage et la contemple d’un peu plus loin. Au fur et à mesure que ses yeux analysent ce matériau beige, souple, et quadrillé d’un réseau de crevasses et d’écailles, il reconnait le patron d’un corps humain. Il touche ce tapis anthropomorphe et reconnaît avec stupeur cette texture si familière : c’est de la peau humaine.

Un bruit se fait entendre dans le dos de Zacharie. Quelque chose de lourd glisse souplement sur le plancher. Le bruit émerge des profondeurs viscérales de l’appartement, se fait de plus en plus pressant et s’arrête tout aussi soudainement qu’il a commencé. Le magicien se retourne : derrière lui se tient un énorme anaconda, gras, massif et muet, à la robe verte et noire, qui le fixe des pupilles imperturbables. Zacharie sourit en se frottant les mains :

-Toi et moi allons faire sensation au cabaret, j’en suis certain cher Bernard.

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 23/11/2020

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