Le Serpent Vert
I.
Le défi de la Dame Verte
Tout a commencé avec une souris. Une souris qui manquait dans un paquet vide. Car Bernard nourrissait habituellement ses pythons et ses autres reptiles avec des souris congelées, préalablement passées au micro-ondes pour éviter de froisser la digestion si lente et si pénible de ses serpents paresseux. Sauf que ce jour-là le quarantenaire était à court de souris mortes dans son congélateur. En ouvrant la porte, son double menton accusa un tremblement qui se propagea des masses graisseuses inférieures jusqu’aux masses supérieures de cette tête plate, secoua une lippe molle et tombante, agita ses joues gélatineuses, fronça ses épais sourcils, bourrela d’une multitude de vaguelettes luisantes son front court et plissa l’arrière de sa nuque sous plusieurs ourlets de peau.
- Que je sois piqué si je vois ce que je vois ! Plus de souris, non, fini ! Nom d’un cobra rayé, comment vais-je faire pour nourrir mes petits rampants ?
Il faut préciser qu’on était dimanche et que le dimanche, l’animalerie où il se procurait ordinairement ses souris surgelées était fermée. Le jour du Seigneur n’était pas favorable aux reptiles.
Bien que ses rampants eussent pu se passer de nourriture pour aujourd’hui, cet événement imprévu ne cessait de déconcerter Bernard au plus haut point, lui qui d’ordinaire était si prévoyant et si méthodique. Car notre homme était une merveille d’organisation pour tout ce qui touchait de près ou de loin à la vie de ses protégés à écailles. Chaque serpent requerrait une multitude d’attentions journalières, hebdomadaires et mensuelles. Il fallait changer les sphaignes, vaporiser les pythons, vérifier la température des hygromètres, nourrir la couleuvre des blés et le boa constricteur tous les dix jours, etc. Tous ces gestes étaient cruciaux car on ne nourrit pas un serpent comme on nourrit un chien avide et gourmand. Les reptiles n’ont pas l’empressement de ces mammifères à sang chaud qui courent, sautent, miaulent et jappent vers leur mort. Circonspects et craintifs, les serpents rampent vers la mort avec une lenteur effrayante. Leur monde est celui de la paresse digestive, de l’introspection silencieuse, du déplacement mesuré et stratégique, de la pensée terrestre et souterraine. Dans la spirale de leurs anneaux marbrés, les replis du temps et de la mort se dessinent inexorablement.
Bernard était cependant incapable de deviner le moindre de ces mystères lorsqu’il contemplait béatement la robe écaillée de ses rampants. Ce qu’il y voyait, lui, c’était la paisible froideur de ces animaux, confinés dans ces espaces clos et enfiévrés, dotés de cachettes et de recoins où l’on peut disparaître à la vue de tous. Où l’on peut se lover en boule, être avec soi et contre soi, à l’abri sous les replis protecteurs de sa propre peau. Car, à l’instar du serpent qui se dissimule secrètement dans un trou, Bernard aurait voulu ne jamais quitter le ventre humide de sa mère, si seulement les caprices de la biologie l’avaient permis. Ayant fini par venir au monde après neuf paresseux mois passés dans un ventre énorme, il avait grandi comme un serpent. Il était froid, soupçonneux et méticuleux. Il ne faisait jamais un geste qui ne soit calculé, n’entreprenait jamais rien qui ne fut pensé et utile. Il s’interdisait toute superfluité et toute légèreté, et avançait en propulsant son ventre en avant, lui que la terre attirait de toute sa gravité. Fasciné par les serpents depuis qu’il était en âge d’en reconnaitre, son univers mental s’était peu à peu restreint au fur et à mesure qu’il grandissait, éliminant drastiquement toute chose dont l’existence ne pouvait tenir dans un terrarium, ramper, dérouler ses anneaux, muer et dorer ses écailles à la chaleur d’une lampe à ultraviolets.
En rejoignant le salon où ses terrariums tenaient lieu d’œuvres d’art, il respira profondément pour cacher l’angoisse qui paralysait son goitre distendu et s’assit d’un seul bloc dans un énorme sofa en cuir mordoré, aux impressions en écaille. Dans la partie la plus reculée du grand salon, sur un meuble bas, se trouvait le vivarium des pythons royaux. Deux mâles paresseux et gras, dont le corps long d’un mètre vingt arborait une robe noire ornée de tâches cuivrées, dormaient enroulés sur un substrat tropical de sphaignes et d’écorces de coco. L’éclairage artificiel pailletait leurs écailles de dorures bistres et ambrées : leurs anneaux se chevauchaient et s’entremêlaient en un motif hypnotique, que l’on aurait cru tissé par un habile tapissier. Derrière le sofa, une couleuvre des blés rampait vivement vers sa cachette, et auprès du téléphone, un boa jaune de belle taille sortait sa langue fourchue tout en secouant sa tête angulaire. Ce dernier serpent appréciait particulièrement les potins et les conversations téléphoniques, ce qui justifiait sa localisation dans l’appartement. Ils étaient les seuls compagnons de vie du quarantenaire célibataire et partageaient quotidiennement ses maigres satisfactions et ses faibles désagréments d’une oreille attentive, dépositaires à jamais silencieux des mesquins et vains secrets de l’homme. Mais le clou de cette collection trônait en majesté près de la fenêtre dont les rideaux avaient été à-demi tirés pour favoriser une ambiance feutrée.
Langoureusement enroulée autour de perches en bambou, ses courbes provocatrices gainées d’une soie émeraude, la femelle python dardait sur son hôte deux pupilles imperturbables dont les éclats dorés suggéraient les maléfices voluptueux propres à sa nature. Seule femelle parmi tant de mâles, elle était la prisonnière que Bernard choyait et chérissait par-dessus tout. Intouchable cependant, elle possédait la grâce dédaigneuse d’une reine qu’on nourrit avec des pincettes pour satisfaire son royal appétit. Croisant son énigmatique regard depuis son sofa, un frisson lui parcourut l’échine et ses mains devinrent moites. La femelle aurait pu passer la nuit sans encombre et être nourrie le lendemain mais son propriétaire avait été piqué au vif. L’écharde dorée de ses pupilles coulait dans son esprit une idée fixe qui annihilait son libre-arbitre et engourdissait sa raison. Le poison de l’obsession engluait tout son système de représentation : il fallait trouver une souris maintenant, n’importe laquelle, pour satisfaire l’appétit de la Dame Verte. Et ce, quel qu’en fut le prix à payer. Comme si l’animal avait deviné que sa proie était prise au piège de son charme, elle conclut le séduisant face-à-face en tirant une langue fendue et en desserrant l’étreinte de ses anneaux autour des branches pour se réfugier dans une cachette.
Bernard prit une grande inspiration et essaya de mobiliser ses autres connaissances du monde extérieur, du monde si vaste qui n’était pas atrophié et resserré par les mailles des reptiles, pour lui venir en aide. Il fronça les sourcils, se rongea les ongles, parcourut dans tous les sens possibles la peinture beige de son plafond, souffla très fort par les narines, gonfla son ventre rond comme une montgolfière et, emporté par tant d’ébullition cérébrale, se releva d’un bond sur ses pieds en s’exclamant :
-Zacharie Abramov !
Telle était la solution. Aucun savant, tout génial qu’il fut, n’aurait pu relever le défi de la Dame Verte avec autant de panache et de fulgurance. Zacharie Abramov était son voisin du dessous et Bernard aurait pu effacer son existence de sa mémoire si celle-ci n’avait présenté un élément qui la rattachât, par association de synapses, à son système de pensée : Zacharie Abramov possédait des souris. Les rares fois où Bernard l’avait croisé sur le palier ou dans la cage d’escalier, il maugréait, toujours recroquevillé sur lui-même, à l’attention de plusieurs souris qui se cachaient dans ses manches rapiécées ou qui couraient le long de ses épaules. En le voyant, son esprit sinueux avait établi un rapprochement entre les souris mortes dont il nourrissait ses serpents et les souris vivantes qui s’agitaient sous les habits de l’excentrique. CQFD.
-Voudra-t-il bien consentir à me donner une de ses souris ? s’inquiéta-t-il soudain. Il lui semblait que l’olibrius éprouvait presque autant d’affection envers ses souris qu’il en avait pour ses serpents. Jaugeant et jugeant les risques d’échec de sa mission, il estima que c’était là bel et bien une épreuve redoutable qui s’annonçait. Sentant son courage fondre comme neige au soleil, il jeta un petit coup d’œil au python vert : impassible et imperturbable, elle le fixait de ses yeux jaunes, lovée sur elle-même, dans l’attente patiente de celle qui sait qu’elle sera obéie. Et Bernard fut derechef pris d’un tremblement.
Date de dernière mise à jour : 23/11/2020
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