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Raphaëlle

I. Septembre

La terre est la matière première dont je suis faite. C’est par elle que tout commence, c’est par elle que mon histoire prend vie et forme.
Les mains et les pieds dans la boue. La bouche pleine de terre, il y a des vers sous ma langue, des fourmis sur mes yeux, des araignées dans mes cheveux. C’est tout un monde qui bruit de milles pattes et d’antennes, de corps mous ou exo-squelettiques. La terre. La boue. Cette matière grasse sous mes doigts, sous mes ongles, entre mes orteils, dans mon nombril, dans les plis de mon cou, sur toute ma peau, je la sens s’effriter. Si chaude et si réconfortante, la terre. Si opaque, si sombre et si malléable, la matière. Je pourrais m’y enfoncer, m’y enfouir, m’y ensevelir, m’y enterrer vivante car c’est ce que mon corps désire. Il ne désire pas l’étoile dont on l’a séparé, non, il désire la terre dont il est fait et ses odeurs si riches. Il veut se griser de ces senteurs de musc, d’humus, de feuilles, de mousse, de troncs en décomposition, de carcasses pourries, de germes de champignons et de moisissure. La terre. Les pieds, les mains et le visage dans la terre. Là je suis née, là je mourrai. Mon tombeau, mon berceau, la grise terre. Et la boue si gluante, si pâteuse et si élastique, comme elle obstrue mes narines et se colle à mes paupières ! Cette fange dans laquelle se roulent avec plaisir les bêtes sauvages et qui est tant dépréciée par les hommes. Comme ils ont tort ! Il n’y a rien d’aussi réconfortant que de sentir son corps se décomposer à même le sol. Trier le pur de l’impur. Dégrossir, décomposer, laisser toutes ses scories se mêler à cette pâte épaisse et ignoble qui macule mon corps. L’œuvre au noir commence dans la terre. Il y a des vers dans ma bouche et sous ma langue ; je les sens remuer leurs corps lisses et gluants, se heurter aux parois de mes joues et chatouiller la langue au point de me donner envie de vomir. Il y en a un qui s’est aventuré trop loin vers ma glotte, je pourrai l’avaler.

- Raphaëlle, relève-toi ! Immédiatement ! Qu’est-ce que tu fais par terre ? Tu es dégoûtante, tu me fais honte, tu n’as pas plus de retenue qu’un animal ! Même le cochon qui se roule dans la fange est plus propre que toi ! Relève-toi, sale truie !

Ainsi vitupère ma tante Séraphie en me donnant des coups de pieds pour que je me relève. Elle n’osera pas me prendre par la main pour m’aider à me sortir de là. Je suis trop sale pour elle. Je suis nue dans la boue. Je me redresse lentement, à regret, car il faisait chaud sous mon ventre. Je crache les vers qu’il y avait dans ma bouche aux pieds de ma tante.

- Tu es une fille dégoûtante et folle !
Elle me gifle. Elle a de la force, tante Séraphie. Ses bras de vieille fille n’ont rien perdu de leur vigueur. Ses cheveux gris sont tirés en arrière et elle me fusille de ses yeux porcins. Elle est en colère mais elle a peur de moi, je le vois bien. Ma joue me lance et me brûle. Je n’ai même pas envie de pleurer. On ne pleure pas devant les imbéciles.

-  Rentre te laver et t’habiller immédiatement. Tout le monde t’attend pour dîner.

-  Tout le monde, c’est toi, ton frère imbécile et la vieille chatte obèse, il n’y a pas pire compagnie que vous !


Je crache le dernier vers, coincé entre ma gencive et ma joue, à son visage. Je m’enfuis en courant 
vers la maison. Derrière moi, je l’entends qui hurle de rage. Je passe sous la barrière, quelques barbelés m’écorchent la peau du dos. Ça saigne rouge sur ma peau maculée de boue. Je cours pieds nus dans le verger. Il est magnifique en cette saison. Les poiriers croulent sous les fruits verts et ambrés ; les pommiers supplient qu’on dérobe leurs filles à la peau si rouge et si affriolante. Les odeurs accumulées dans la journée ressortent, capiteuses et entêtantes, en cette fin d’après-midi où le soleil tardif les flatte et les réchauffe de ses rayons dorés.

Je rentre par la porte de derrière, je salis le carrelage de mes pieds poisseux. Une araignée descend de ma jambe en vitesse. Au fond du couloir ma chambre, mon laboratoire, ma bibliothèque, ma cachette. La clé à mon cou ; la clé dans la serrure ; la porte ouverte puis refermée. Moi sous la douche ; l’eau qui lave la boue ; l’eau noire et marron qui coule à mes pieds. Les fourmis s’y débattent, s’étouffent, s’agitent et s’y noient, aspirées par le siphon. Trop d’eau sur tout mon corps. J’ouvre la bouche et je vomis toute la terre que j’ai avalée cette après-midi. Par paquets noirâtres, par régurgitations bileuses, tout tremble, s’agite et s’évacue. Je suis un volcan qui crache de la terre sous l’eau. Je n’ai plus rien dans le ventre, plus rien sous la langue. Je n’ai plus de forme. L’œuvre au noir. Je suis vidée. Décomposée comme l’humus. Goût de sel et de soufre dans la bouche.

II. Mai

 

-  Il faut que j’y retourne.

-  Non, tu n’iras pas.

-  Si j’irai !

-  Non ! Pauvre folle ! Elle me gifle encore.

- Ça ne me fait même pas mal.


Elle recommence. Je tends l’autr
e joue. Elle me gifle, encore et encore. Jusqu’au sang. Un vaisseau éclate sous ma peau de poupée. Abasourdie, elle s’arrête, hagarde, les bras ballants, l’œil dément. Du sang sous ma peau pulse et pulse. De la chaleur sous ma joue, un petit soleil, une petite étoile rouge sous ma joue blanche. Je la pousse de l’épaule et passe par la porte de derrière, celle qui mène au verger.
Il est midi. Le soleil de mai perce les nuages et agresse l’œil. Le verger s’est revêtu de couleurs nuptiales, blanches et roses. Il se tient immobile, dans sa robe de mariée, figé à l’heure fatidique où l’astre est à son acmé. Les pommiers et les poiriers arborent leurs fleurs, neigeuses et rosées comme des dragées. Une odeur sucrée et fruitée embaume tout le jardin et m’invite à y rester. Je m’assois aux pieds d’un poirier et lève les yeux vers le ciel. Tandis que le soleil me réchauffe doucement, je laisse mes pensées errer.


Quand mes parents sont morts, ma tante et mon oncle se sont occupés de moi. La maison familiale leur revenait en partie. Et moi, je n’étais qu’un nom sur l’héritage, sous leur tutelle. Ma vie est un esclavage permanent avec eux. Je récure, range, rabote, repique, replante, recouds, sème, trie, taille, coupe, élague, cisaille, de cinq heures du matin jusqu’à cinq heures du soir. Ensuite de quoi, je suis libre. Tante Séraphie et oncle Daniel n’ont pas estimé nécessaire de me scolariser. Mais la bibliothèque de mes parents, l’immense bibliothèque qui jouxte ma chambre, m’appartient de droit. Là-bas, j’y passe des heures et des heures, à oublier ce corps qui me fait souffrir, ce corps qui ne peut ni rire ni jouir. Je dévore les pages de papier, je bois l’encre des mots, je m’enivre de l’odeur du vélin et je caresse leur tranche dure, bourrelée et dorée. Je lis et relis sans cesse, même si je ne comprends pas tout. Mais je rêve beaucoup. Je suis patiente. Et, à force de lire, j’ai trouvé un mystère à résoudre. Un mystère qui peut changer ma vie. C’est l’alchimie, même si je n’ai pas tout compris. Même si je ne peux pas l’expliquer, ni la mesurer. J’essaye seulement. De toutes mes forces. J’ai une vie à transmuter. J’ai du temps pour le faire. Toute une vie devant moi.

Cela fait neuf mois que je crache mes poumons dans la terre, que je décompose mon corps dans la boue, que je donne aux insectes fouisseurs tout ce dont je ne veux plus. Et ça a marché. J’ai fini par séparer le pur de l’impur. J’ai vomi tout le soufre et tout le sel que j’avais accumulé en moi. Et aujourd’hui tout est immobile et serein. Le temps lui-même s’est suspendu. C’est un jour de fête aujourd’hui.

Je porte une robe blanche. Le soleil passe ses rayons à travers le vitrail des feuilles et des fleurs et réchauffe ma peau sous ma robe de lin. Je me tiens immobile sous cette cathédrale de verdure. Je sens ses racines noueuses profondément ancrées dans la terre ; je suis sa sève dorée qui monte, patiente, vers les ramifications et les coursives supérieures, et irrigue les plus fines brindilles jusqu’aux bout de leurs doigts bagués, jusqu’au cœur de la fleur couronnée de pétales tremblants. Mon sang picote sous mon épiderme. Un rayon de soleil frappe le poirier en plein centre, à la croisée centrale des branches majeures qui se séparent au sommet du tronc. L’épée de lumière traverse l’écorce végétale, la transperce jusqu’à atteindre, sous l’humus, le réseau tentaculaire des radicelles. Et moi, qui ne fait qu’un avec l’arbre, immobile et patiente, je suis transpercée de même. Fendue en mon centre comme l’orage fend les vieux arbres en deux, les ouvre et les brise pour laisser passer le jour au travers. La matière a cessé d’être opaque et silencieuse, terne et lourde. Elle a revêtu une robe de jour pour son mariage avec la lumière de midi. Mon cœur est brisé, il laisse passer la brise.

Tout mon corps se soulève dans un transport de joie. C’est le jour de mes noces. L’œuvre au blanc. Je reste encore faite de matière, mais, à l’instar du vitrail, je laisse passer la lumière.

III. Juillet

Tôt ce matin, j’ai eu mes règles. Il fait aussi chaud en juillet qu’entre mes jambes. Du sang sur mes cuisses, du sang sur les draps, de la sueur dans mon dos. C’est tiède et poisseux. Toute la nuit, je me suis retournée dans mon lit, en ayant trop chaud et trop froid ; toute la nuit, je me suis débattue avec un ennemi que je ne connaissais pas et qui voulait sortir de mon corps. Le mercure faisait des siennes dans mes veines. Mon ventre se vide d’une ancienne vie, il se défait d’une peau morte. Le sang si chaud entre les replis de mon sexe m’intime de finir ce que j’ai commencé : j’ai toute une vie à transmuter. Autant conclure alors que le soleil menace de brûler toute la maison. Autant finir au mois le plus chaud de l’année.

Tante Séraphie m’a fusillée du regard quand je lui ai apporté mes draps souillés à laver. Oncle Daniel a détourné sa tête, comme s’il subissait une honte que moi-même je n’éprouvais pas. Je n’ai pas de temps à perdre avec les imbéciles. Dans la salle de bain, j’ai peint mes lèvres en rouge. Aussi rouge que mon sang, aussi brûlant que le mois de juillet. Ma tante me l’interdit habituellement, mais aujourd’hui je passe outre. C’est le temps où tout sue, où tout transpire, où la nature est accablée et ne demande qu’à mettre bas. Elle ne peut pas garder tant d’ardeur pour elle seule. Et moi, je brûle par tous les pores de ma peau. Mon bas-ventre est tendu et tiré, il consume une vieille mue.

Je sors en titubant dehors. Il est quinze heures, je n’ai rien mangé depuis ce matin, et il fait une chaleur infernale. Une lumière cramoisie flambe sur toute la propriété. Je ne peux pas respirer. Il n’y a pas d’air, pas de brise, pas de vent. Ma gorge se dessèche, ma sueur s’évapore, mes bras crament sous la morsure du soleil. Comme toutes les choses prennent des allures d’incendies en juillet ! Je dépasse le verger où les arbres se tordent sous la chaleur. La terre craquelée et fendillée teint mes pieds d’une poussière ocre. Je ne peux pas respirer. Un voile carmin trouble ma vue. Mon sang bouillonne dans mes veines et pulse à mes oreilles. J’ai deux tambours dans chaque oreille, deux tambours dans le cœur, deux tambours dans le ventre. Je suis dans une étuve où je sue à gros bouillons, dans un creuset d’alchimie où le feu doit transmuter la matière qu’on lui offre. Autant en finir lors du mois le plus chaud de l’année.

Je pousse la barrière qui mène au champ de blé. C’est une forêt de flammes écarlates qui s’offre à moi. Les épis ardents sont des tisons qui lèchent mes jambes et mes bras de leurs langues cramoisies. Mes pieds, en feu ; mes jambes, de vivantes braises ; mon ventre, un âtre où bouillonne mon sang ; mon torse et mes bras crépitent et flambent. Le grand ciel au-dessus de moi, une plaque de fer chauffée à blanc ; un incendie d’étoiles qui veut m’avaler. Un glaive de lumière frappe tout mon corps et le rectifie d’un coup tranchant. Le haut et le bas se rejoignent : je tombe vers le ciel, je monte vers la terre. Mon corps explose en une myriade de petites étincelles de chair ; la matière dont je suis faite n’est plus qu’un feu d’artifice. C’est le secret de l’œuvre au rouge. Je n’ai même plus de mots pour dire « je » ou pour le penser. Partout et nulle part à la fois, flambant dans le champ et perdue ailleurs, la matière dont j’étais faite s’est transmutée en lumière. Ce que je fus sur Terre, l’identité et le corps que j’avais empruntés pour un temps, les choses que j’ai faites, dites ou pensées, tout cela fond et crépite dans un feu de joie. Je suis enfin devenue la pierre philosophale, la pierre cachée au fond de moi. La pierre qui n’est que lumière. Je suis libre. La brise peut de nouveau souffler dans le ciel.

- Daniel ! Daniel, viens voir, vite !
Tante Séraphie était livide et elle avait crié ces mots d’une voix rauque et étranglée. Daniel se précipite pour rejoindre sa sœur, agrippée à la barrière qui mène au champ de blé.

- La gamine... Raphaëlle, elle, elle...
La tante ne peut achever sa phrase, ce qu’elle voit la sidère et la rend muette. Un arc-en-ciel étend ses bras irisés de part et d’autre du champ. Pourpre, outremer, cyan, émeraude, or, orange et écarlate sont la parure du ciel devenu vitrail. L’air vibre d’un son sans mélodie et sans paroles. Une symphonie sans partition résonne dans le cœur de chaque être vivant et les rappelle à leur harmonie primordiale. Cette alliance céleste, c’est le don alchimique de Raphaëlle au monde. Un pont de lumière tissé entre la terre et l’éther, un pont entre l’humain et le divin, qu’il appartient à tous ceux qui ont le cœur pur de franchir.

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 15/12/2020

Commentaires

  • Nathalie
    • 1. Nathalie Le 08/02/2021
    Belle transposition de l'oeuvre alchimique.

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